Droit de réponse à Mgr Bonny sur les événements en Israël et en Palestine

Droit de réponse à Mgr BONNY
Par Marie-Laure Durand

Réaction à un texte de Mgr Bonny, publié sur Kerknet). Les propos entre parenthèses sont de lui. Le texte qui suit après chacun des paragraphes est de moi. Ce n’est pas dans mes habitudes de faire ce genre de publication. Mais « quand il n’y a pas d’homme, fais en sorte d’en être un » (proverbe juif). Je considère que le conseil vaut aussi pour les femmes……

« Je pense rarement, voire jamais, au pape Pie XII (1876-1958). Sauf ces derniers jours et semaines, depuis les violences du Hamas du 7 octobre et les bombardements à Gaza. À partir des années 1960, le pape Pie XII serait resté neutre trop longtemps. Il n’aurait pas réagi assez durement contre la puissante Allemagne. Cela lui a valu le surnom de « pape nazi » dans certains milieux. »

Le texte commence ainsi. L’idée de faire référence à Pie XII pour les propos qui vont suivre est étonnant, déplacé. Le pape à qui on a reproché de ne pas s’être mobilisé pour sauver des Juifs est ici convoqué pour dire les propos ambigus à leur égard. C’est au minimum une maladresse.

« Où commence et où finit le silence coupable ?
Du passé au présent, il n’y a qu’un petit pas. Dans le journal de ce matin, j’ai lu que quatre mille enfants sont déjà morts à Gaza, soit environ quatre cents chaque jour. « Gaza est devenue un cimetière pour les enfants« , a déclaré le porte-parole de l’UNICEF, James Elder . « Et pour tout le monde, c’est un enfer. »
L’Occident réagit dans la confusion et la contradiction. Beaucoup adoptent une position « neutre ». Pendant ce temps, les grandes puissances militaires soutiennent l’armée israélienne. Parce que « tout est très complexe ! » Ou : « Nous devons soutenir une démocratie occidentale comme Israël ! » Pourquoi suis-je assis ici en tant qu’évêque et me tais-je ? De qui ou de quoi dois-je me retenir ? » »

L’évêque fait part de ses propres doutes. C’est tout à son honneur de se sentir concerné à titre personnel. La foi chrétienne l’exige. Il peut et doit parler sans crainte et librement de ce qu’il porte dans son coeur, ce qu’il fera les lignes suivantes. Ma réaction ne conteste pas ce droit légitime et nécessaire mais ce que ces propos racontent de sa vision de la place du peuple juif dans la révélation chrétienne et dans l’histoire.
Concernant les chiffres, j’espère qu’ils seront établis un jour. Pour le moment, il n’est pas possible de les propager comme s’ils n’étaient pas discutables, la source étant généralement celle du hamas. Les morts sont nombreux, trop nombreux dans la bande de Gaza et en Israël, c’est un fait. Les chiffres ne le sont pas.

« L’alibi idéal
Je vis dans la ville flamande qui compte la plus grande communauté juive du pays. J’ai de bonnes connaissances dans la communauté juive. Je suis membre de l’Organe consultatif des chrétiens et des juifs de Belgique (OCJB). Dois-je parler ou me taire, et pour qui ? Qui sera mon ami ou mon ennemi lorsque je parlerai ? C’est en effet une histoire complexe. Israël a le droit d’exister et de se défendre, personne n’en doutera. Mais les Palestiniens ont aussi le droit d’exister et de se défendre.
Malheureusement, tous les efforts visant à parvenir à une solution à deux États ont été systématiquement et stratégiquement boycottés. Jusqu’à ce qu’une explosion prévisible fournisse l’alibi idéal. »

Je partage ce constat. Ce conflit divise les amis, les familles, les collègues, la théologie et les théologiens. Je n’ai pas de doute que nous en souffrons tous. Les efforts pour une solution à deux Etats ont été boycottés par des membres des deux camps. Nous sommes collectivement responsables de ne pas avoir soutenu suffisamment la réflexion, le chemin, les initiatives de paix et de sécurité pour chacun.
Par contre, la dernière phrase est déplacée. L’alibi idéal de quoi ? À quoi ? Pour qui ? L’évêque semble supposer que tout Israël n’attendait que cela, qu’un massacre, qu’une barbarie pour rentrer dans un territoire qui, à terme, sera un problème insoluble ? L’expression est jolie, on la trouve généralement dans les polars. Ici, elle laisse planer le doute, le complot, le machiavélisme à partir duquel il n’est de fait plus possible de discuter, de dialoguer. La vraie vie est moins simple, moins facile à comprendre.

« L’explosion s’est produite. L’offensive finale semble avoir commencé. Personne ne croit désormais à la coexistence pacifique dans l’ancien territoire sous mandat de la Palestine. Les enfants doivent mourir. Les jeunes doivent partir. Les autres se radicaliseront (que feraient-ils d’autre ?). Et après Gaza, la Cisjordanie suivra. Où sont les droits de l’homme et le droit international ? »

L’analyse continue. Elle généralise. Oui, envisager une coexistence pacifique est aujourd’hui difficile pour chacun d’entre nous. Je pleure chaque matin sur des possibilités perdues. Je réfute les propos si facilement affirmatifs : « les enfants doivent mourir. Les jeunes doivent partir. » Peut-être que des colons israéliens le pensent effectivement. Je connais autant et j’espère plus d’Israéliens qui ne l’envisagent et ne le souhaitent pas. « Et après Gaza, la Cisjordanie suivra. » Mgr Bonny a peut-être peur. Il en a le droit. Mais il est urgent pour la paix elle-même de stopper nos projections sur l’autre. Personne ne parle d’une action sur la Cisjordanie si ce n’est l’extrême droite israélienne qui a justement été mise de côté pour le moment dans le gouvernement israélien. Les projections d’un côté comme de l’autre ne facilitent pas exactement l’établissement nécessaire d’un droit qui prendrait compte de l’histoire dans son ensemble.

« En tant qu’évêque, je veux me limiter à mon domaine, celui de la foi. Chrétiens et juifs partagent en grande partie les mêmes écrits sacrés, les livres que nous appelons l’Ancien Testament. Mais dans notre interprétation de ces écrits, nous ne sommes en aucun cas sur le même chemin depuis la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Cette différence ne concerne pas des accessoires, mais le cœur du problème: le fait que l’amour de Dieu et le salut de Dieu ne sont plus liés à un pays, une race ou une culture spécifique. Au cœur du christianisme se trouve l’universalité du salut. Tous les droits et devoirs associés à la foi chrétienne ont une signification universelle. Ils transcendent tout intérêt privé, même tout intérêt religieux privé. »

Il est exact que les chrétiens partagent l’Ancien Testament avec les Juifs. L’expression est pourtant imprécise. Nous partageons avec eux le peuple juif ces textes car nous les recevons d’eux. L’alliance entre Dieu et le peuple juif n’ayant jamais été révoquée et l’alliance en Jésus étant greffée sur cette alliance là, nous pouvons mettre cette expression au présent. Nous recevons l’Ancien Testament des Juifs encore aujourd’hui. Cet Ancien Testament est le fruit d’une réflexion sur leur histoire faite par les Juifs dans leur relation à Dieu. Que les chrétiens soient nés de l’accomplissement du Verbe – peut-être pourrions nous dire de la Torah – en Jésus, le Juif, ceci est une évidence. Cela ne nous autorise pas à nier l’antériorité et la dépendance toujours actuelle qui nous lie à ce peuple.
Nier la greffe est peut-être en fait le coeur du problème si nous cherchons ensemble à en trouver un. L’universalité du salut accompli en Jésus n’est pas une universalité qui écrase les singularités mais qui part d’elles. C’est précisément pour cette raison qu’à titre personnel je soutiens l’existence des palestiniens et leur droit à un Etat. L’universalité chrétienne ne pourra jamais se faire en niant la singularité d’où nous venons, en n’en faisant qu’un marche-pied, qu’un tremplin vers plus haut, plus grand, plus beau. L’amour de Dieu pour le monde se manifeste aujourd’hui encore dans le peuple juif pour qu’il se manifeste partout ailleurs et notamment dans le peuple palestinien. Ne pas respecter ce chemin de la révélation chrétienne, c’est tordre le message du Christ en en faisant une généralité floue, tiède, insipide. Nos contemporains ne s’intéressent d’ailleurs plus beaucoup à cette théologie qui n’a plus grand-chose à dire de précis et de vivant au monde.

« Religion, sang et violence
Par conséquent, selon l’opinion chrétienne, il n’y a aucune parole de Dieu dans l’Ancien Testament qui, après la mort et la résurrection de Jésus, puisse légitimer une récupération violente ou une expansion militaire du soi-disant « pays biblique ». Le Dieu d’Israël est le Père de tous les peuples, comme le dit la Genèse. »

La suite confirme mes craintes d’avoir bien compris. Le Dieu d’Israël serait le Dieu de tous les peuples sauf du peuple juif. On connaît bien ce discours mais le tenir encore de façon si simple et si brutale m’étonne. Une fois encore, on utilise la Bible contre les Juifs eux-mêmes. Le geste est déjà dénoncé par Jérémie 50, 7 en parlant des brebis du peuple d’Israël perdues par ses pasteurs. « Tous ceux qui les trouvaient les dévoraient ; leurs adversaires disaient. « Nous ne nous rendons pas coupables, puisqu’elles sont fautives envers le SEIGNEUR. » »

« Il est exaspérant de constater que certains dirigeants politiques et militaires israéliens abusent des thèmes bibliques pour légitimer leurs actions meurtrières.
Ils nuisent à l’image de leur religion et de toutes les religions du monde. Ils pervertissent le sens des plus belles expressions bibliques comme celles de l’Élection, de l’Alliance, de la Promesse, de l’Exode, de la Terre promise ou encore de la Jérusalem de la fin de vie. Ils renforcent l’impression que la religion est liée au sang, à la terre et à la violence. »

Il faut effectivement faire attention en interprétant la Bible. Il est possible de lui faire dire tout et son contraire. Mgr Bonny en donne un bon exemple. Parler d’Election, d’Alliance, de la Promesse, de l’Exode et de la Terre promise sans mentionner de quel dialogue – celui entre Dieu et le peuple de Jacob-Israel – ces notions sont issues est un bon spécimen de telles erreurs.

« Certes, je dis cela en tant que chrétien. Et en tant que chrétien, je dois également traiter notre passé avec prudence. Mais en parlant ainsi, je suis obligé par la différence essentielle – et donc par le message même – pour lequel Jésus de Nazareth est mort sur la croix. Déjà à cette époque : un juif de Palestine, âgé de 33 ans. »

La finale reste à la hauteur du propos. Mentionner la judéité de Jésus surprend presque, tellement elle a été niée pendant tout le texte. Les historiens pourraient éventuellement souligner que Jésus n’a jamais vécu en Palestine, entité créée par les Romains en 135 après Jésus-Christ et que l’âge de Jésus n’est pas chiffrable à l’année près. Mais à la fin de ce texte décalé, pauvre et dangereux théologiquement, on se dit que nous ne sommes pas forcément à un détail près.

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Je découvre par hasard cette icône qui représente Marie visitant Elisabeth sa cousine. Et cette photo se télescope avec le dessin de Lenny, 6 ans, qui cet été m’a dessiné sa mère enceinte de sa petite soeur et le chat de la famille. C’est toujours par l’humanité que les choses les plus belles se rejoignent.


  • Le roi déçu

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    Aujourd’hui sort Le roi déçu, mon dernier livre publié au Cerf. C’est une réflexion sur la gouvernance, ce grand lieu d’émiettement des personnes. Le sujet est brûlant. Nos organisations sont trop souvent des lieux qui génèrent des découragements, du non-sens, des emprises et des abus. Il est devenu urgent de faire rentrer de la vie dans nos structures et pour cela, toutes les formes verticales du pouvoir sont devenus trop rigides pour les personnes que nous sommes devenus et la tâche qui nous attend. Les rois sont désormais déçus car ils se retrouvent seuls et sans impact. Nous, nous voulons participer aux décisions qui nous concernent. Au delà des personnes, il faut désormais réfléchir en terme de structures et de pratiques. Un grand chantier joyeux et innovant!

    Confinés, le livre

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    Et pour ceux qui voudraient garder un souvenir de cet épisode de confinement que nous avons vécu ensemble, les réflexions qui ont rythmé notre quotidien tiennent désormais dans un petit livre paru chez MédiasPaul, Confinés comme Noé et Jonas!

    Master class Adrien Candiard

    Lundi 15 février, j’aurai le grand honneur de débuter les Master class de l’école d’interprétation biblique (ISTR Marseille) en recevant Adrien Candiard. Ce temps sera consacré à sa pratique, son geste d’interprétation de la Bible, les outils qu’il utilise, les questions qu’il se pose, les lectures qui l’ont marqué…Les participants auront la parole pour poser leurs questions. Avis aux amateurs…

    Retour vers le concret

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    Créer c’est suivre son intuition et, de temps en temps, aller voir ailleurs pour mieux revenir à ce que l’on cherche à faire. J’avais déjà mis sur l’établi du sens cette vidéo amateur d’un homme en train de danser dans sa cuisine. Je renouvelle l’expérience avec ce clip, déjà un peu vieux, beaucoup plus professionnel mais qui, quand je le regarde, me fais penser aux mêmes choses. J’y vois ma vie (mes paysages, ma culture, ma langue, mes souvenirs, des détails du quotidien quand c’est l’été, qu’il fait très chaud et que l’on se déplace lentement.) Les paroles ne disent rien d’autre que l’histoire d’une femme qui se regarde dans un miroir et qui se trouve encore belle. Dans ce clip de « La mal coiffée » (groupe de polyphonie occitane), j’apprécie cette façon de faire de la poésie avec du très concret, du rien, vraiment rien, une chaise longue, des tomates, une cour de ferme, une cave coopérative, un verre de vin ou de café. Ce qui fait la vie des gens sur cette terre, à cet endroit là. Cela n’a l’air de rien mais l’interprétation est partout et c’est elle qui permet de donner du sens au concret de nos vies.

    Le roi déçu ou l’exercice compliqué de la gouvernance

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    Enfin des copeaux frais sur l’établi du sens!
    Il y a plusieurs mois, l’équipe de la CORREF (conférence des religieux et des religieuses de France) m’a demandé d’assurer 3×20 mn de méditation pour leur assemblée générale. J’avais carte blanche (ce qui est toujours le plus compliqué), je pouvais méditer les textes bibliques de mon choix. La seule contrainte, hormis le temps, était que la méditation fasse écho aux thèmes des différents jours soit « prendre soin », « promouvoir », « choisir ». Après beaucoup de réflexions, il m’a semblé plus intéressant mais aussi plus périlleux de ne prendre qu’un texte mais de l’étudier sous trois angles différents. J’ai choisi une parabole, celle de ce roi qui invite des invités au mariage de son fils et qui gâche la fête. Le travail s’est étalé sur des mois parce qu’un texte, c’est de la musique et du sens et qu’il faut y revenir à de nombreuses reprises pour que l’ensemble s’ajuste. Le résultat est ci-dessous, ma bibliothèque en prime!



    Cher Noé, cher Jonas (51)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    Nous y sommes. J-1. Cher Noé, cher Jonas, cette lettre sera donc ma dernière. Vous écrire a été un vrai soutien en même temps que le défi quotidien de la fin de journée. Mettre des mots sur son état intérieur n’est pas quelque chose de simple. Le renouveler chaque jour sans rien tenir que son vécu personnel a été un exercice d’équilibriste. Le geste est souvent d’autant plus difficile qu’il est nécessaire. Les lettres écrites en fin de soirée ramassaient ce qui restaient sur le tamis d’une journée chargée souvent en émotions fortes. Aucune journée n’a ressemblé à une autre comme je pense, aucun confinement n’a été similaire à un autre. Certains devaient sortir sur le pont régulièrement pour assurer la survie du groupe, d’autres étaient dans une Arche trop exiguë pour contenir tout le monde. Chacun, pourtant, a vécu de l’intérieur et pour lui-même cette tranche de vie collective. Nos destins se seront croisés là, en étant ensemble, les contemporains d’un moment historique. Demain, cette histoire continue et nous sortons pour continuer à l’écrire, pour qu’elle ressemble au plus près aux espoirs que nous portons.
    Dans tout ce chaos et cette nouveauté qui nous tombaient dessus, votre expérience à tous les deux a été précieuse. Sans vous froisser, je dois vous avouer que je n’ai jamais cru ni à vos existences, ni à vos expériences. Pourtant, les deux sont pour moi tout à fait réelles. Elles sont vraies sans être historiques et la preuve est qu’elles nous ont aidé à penser notre quotidien pendant plusieurs semaines. Je n’ai donc aucune peine à vous remercier tous les deux chaleureusement, comme je remercie, sans les connaître, les auteurs audacieux de ces textes bibliques qui demeurent modernes, d’âge en âge. Penser la nouveauté de l’événement demande des bagages et des références qui viennent du passé. A nous de savoir les lire pour qu’ils éclairent ce qui fait notre présent.
    Demain, nous sortirons de l’Arche, un peu engourdis et suspicieux. Il faudra un jour que cette peur s’arrête tant elle risque de nous gâcher le plaisir de nous revoir et de reprendre pieds dans nos vies. Demain nous appartient. Malgré les requins, les masques et les gestes barrières ou protecteurs, il s’agira de vivre. Le vent souffle suffisamment fort pour faire quelque chose d’intéressant de ce qui nous attend. Pour Noé, il s’agissait de stopper la violence et pour toi, Jonas, d’empêcher l’humanité d’aller droit dans le mur. Avec quelle grande idée sortirons nous de l’Arche ? De quoi ou de qui déciderons-nous de prendre soin? Il appartient à chacun d’entendre et de répondre à l’appel.
    Merci à chacun d’avoir été présent, n’oubliez pas d’être un arbre,
    bonne route,
    Marie-Laure

    Cher Noé, cher Jonas (50)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    J’espère que vous allez bien. Nous sommes à J-2 ! J- 2 ! Tout va très vite depuis ces derniers jours. D’une certaine manière, nous sommes déjà déconfinés en train de faire des plans sur la comète, d’organiser des rencontres, de rouvrir notre agenda, de nettoyer les sacs, de mettre bon ordre à nos papiers. Quelque chose a changé qui rend l’atmosphère beaucoup plus légère. Pourtant, rien n’a changé depuis une semaine. Tout est dans notre tête. Nous étions dans une certaine profondeur, concentrés pour ne pas se laisser aller, pour tenir la distance. Depuis des semaines, nous avons été soucieux de faire un travail sur nous-mêmes, pour éviter de craquer, grossir, pleurer, crier, boire, fumer ou être totalement décalés,… tel un ascète évitant de se faire ni trop d’illusion ni trop d’espoir. Il y avait de la discipline et de la maîtrise dans nos vies. Une forme de sobriété un peu obligatoire. Tout cela nous a permis de descendre au fond des choses et de tenir. L’interrogation sur les émotions, le sens de la vie et de l’action étaient des passages presque obligés pour arriver à faire sens de tout cela. Être lesté de la sorte a permis de réfléchir à l’existence à un niveau que l’on ne réussit pas à atteindre dans la vie de tous les jours. Nous avons été comme ces plongeurs qui mettent du poids à leur ceinture pour pouvoir rester sous l’eau travailler. D’une certaine manière, Jonas, c’est à cela qu’a servi ce gros poisson. A descendre, à ne pas rester à la surface des choses. A aller tout en bas pour comprendre des choses qu’on ne comprend pas tout en haut ! Et voilà ! Il a suffi de deux ou trois jours pour que nous remontions tous à la surface. De façon imperceptible, nous avons quitté le niveau de présence dans lequel nous étions et avons repris contact avec la vie à un niveau beaucoup plus léger, superficiel, rapide, vaporeux, moins dense. Comme tout cela est allé vite ! Hier nous discutions encore posément de la vie et de l’être et tout d’un coup, le zapping et l’apparence sont là à, de nouveau, régir nos vies. Les discussions d’hier nous agacent, nous font perdre notre temps…La rapidité avec laquelle la remontée vient de s’opérer est incroyable. Si tout cela n’avait pas été collectif, peut-être faudrait-il se pincer pour croire, déjà, à ce que nous venons de vivre.
    Il restera que nous avons fait l’expérience d’un autre niveau de conscience et d’action. Il restera un chemin vers les grands fonds, difficile, exigeant, mais vivifiant. Il restera, pour beaucoup, la découverte d’un espace intérieur.
    Je vous embrasse.
    Marie-Laure

    pour le moment, auteur inconnu…je cherche…

    Cher Noé, cher Jonas (49)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    Bonjour à vous deux. J – 3. Nous y sommes presque. Etrange sentiment de fin de colonie. C’est le moment des bilans. J’ai entendu dire que certains avaient peur d’être passés à côté de leur confinement et de n’avoir pas réussi à opérer une révolution intérieure comme lire tout Proust, faire de l’anglais chaque jour, arrêter de fumer ou se mettre au yoga. L’être humain adore se poser des problèmes pour se culpabiliser. Je crois que le concept de « passer à côté de son confinement » n’a pas de sens. Si on a accepté d’être confiné et qu’on l’a été alors on a tout simplement réussi ce qu’il y avait à faire. On peut donc sortir heureux de commencer la phase suivante de son existence en se disant qu’on a survécu à la précédente. Se mesurer en permanence à un moi imaginaire meilleur et idéal ne sert qu’à nous enfoncer et à nous rendre triste.
    A ce sujet, j’ai déjà fait dans une lettre précédente la liste de ce que j’aimerais (non de ce j’aurais aimé faire dans ce confinement) si je n’avais pas fait d’autres choses plus intéressantes! Le garage n’est toujours pas rangé (demain peut-être?) mais j’ai mis aujourd’hui un point d’honneur à m’attaquer au rangement de ma bibliothèque. A force de prendre des livres et de les reposer n’importe où je ne retrouve plus rien. Quand nous étions petits, il y avait ce jeu où on demandait à l’autre ce qu’il prendrait comme livre s’il partait sur une île déserte. D’une certaine manière, ce jeu est devenu réalité avec le confinement. Qu’avons-nous pu lire pendant cette période ? Avons-nous lu vraiment ? Lire dans une Arche et peut-être sur une île ne sont pas des endroits idéaux. Durant cette période, j’ai plusieurs fois pensé aux lectures que l’on fait (ou plutôt que l’on ne fait pas) dans les salles d’attente avant un RDV important. Pour ma part, je n’ai jamais pu lire dans une telle occasion. Je fais semblant, le stress est trop fort. Je me rassure en prenant un livre et je rentre sans l’avoir lu. L’Arche a été un lieu curieux où tout ne pouvait pas être lu. On lit peut-être comme on vit… En tout cas, on lit avec ce que l’on est au présent et tous les livres n’ont pas la force de vous donner un peu de répit dans des moments compliqués. Voilà ! Le rangement de la bibliothèque n’est pas fini, il pose des problèmes insolubles, des auteurs dont je sens bien qu’ils adoreraient être avec d’autres mais sans être dans le même domaine, d’autres qui ne se supporteraient pas mais qui jouent dans la même discipline. Non, un classement alphabétique est hors de question ! Il me reste deux jours pour résoudre ces difficultés.
    Shabbat shalom, à demain,
    Marie-Laure

    Cher Noé, cher Jonas (48)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    Nous avons lâché une colombe qui n’est toujours pas rentrée. Si lundi, elle n’est pas revenue, nous déconfinerons. Prudemment. Je commence à envisager la sortie. L’occasion, déjà, de regarder un peu de haut toute cette affaire. Les Grecs anciens avaient un concept intéressant. Ils parlaient d’Arkhê kakon. Arkhê, c’est le début, l’origine, le point de départ. C’est le mot qui a donné archétype ou archaïsme. Kakon, c’est le mal, les maux, en français cela a donné la cacophonie, le désordre…Arkhê kakon, c’est le début des maux ou l’origine du désordre. Alors que nous allons tous ressortir pour continuer notre vie dehors mais masqués et les mains propres, je me pose aujourd’hui la question de l’origine de tout cela et l’exercice n’est pas simple. Quel est au fond l’origine du chaos sur lequel nous avons navigué pendant plusieurs semaines. Est-ce la faute d’une chauve-souris ou d’un pangolin ? Est-ce les personnes qui les ont mangés en pensant se soigner ? Est-ce une fuite dans un laboratoire ? Ces trois questions visent l’origine factuelle, physique à l’apparition du virus et qui a pu donner lieu à tout un tas d’hypothèses. Mais l’arkhê kakon est une investigation plus large et plus fine. L’origine de nos maux ne serait-ce pas plutôt le mensonge de l’État chinois, sa volonté de ne pas perdre d’argent avec une économie réduite, son retard dans l’information, son copinage avec l’OMS ? Dans ce cas, le commencement des problèmes est d’ordre économique et du côté de la politique internationale. Et si l’origine du chaos avait été notre incapacité à faire face techniquement, l’absence de masques, de respirateurs, de gel, de gants, de thermomètres, d’infirmières…Si, c’est cela, le problème est celui de notre politique nationale, nos choix sociétaux, nos votes. Mais le point de départ est notre culture, notre propension à nous faire des bises, à nous toucher, à aller au café et au cinéma alors cela devient un problème culturel. Peut-être que la source du chaos est notre manque d’hygiène, notre peu d’entrain à nous laver les mains et notre incapacité à nettoyer. Oui, c’est une source possible…Ou alors, il n’y a pas de maux, pas de chaos, pas de problème. Le seul générateur de désordre est notre esprit, notre difficulté à nous adapter aux cas de figures différents que la vie nous propose, notre incapacité à accepter ce qui nous déplaît. Arkhê kakon. Ce qui nous arrive est une chose, dépendante d’une origine qui nous échappe. Et pourtant à chaque étape, à chaque moment, à chaque acteur tout se rejoue, tout peut aller dans un sens ou dans un autre, tout peut changer la donne. C’était vrai avant l’Arche, c’était vrai dedans, cela sera encore vrai dehors.
    Je vous embrasse
    Marie-Laure

    Cher Noé, cher Jonas (47)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    J’espère que vous allez bien ! Le vent souffle et il est plutôt chaud. Nous n’avons pas été confis de peur, ce n’est pas le moment de déconfire. Déconfinement. Le mot revient à chaque phrase. Pour le mot, la chose est simple. Les problèmes arrivent avec l’action. Faut-il parler du fait « d’être déconfinés » ou de « se déconfiner » ? Si on nous déconfine, l’action est passive. Il y avait une loi, des limites et des horaires. L’État décide que tout cela n’a plus cours et nous voilà libérés (ou presque). Nous subirons donc les décisions d’en haut, sans y participer pleinement, sans les vouloir ou du moins sans les choisir. Dans ce cas, nous sommes en état de minorité, avec une autorité qui donne ses ordres alors même que le surplomb qu’elle a de la situation ne saute pas aux yeux. L’autre possibilité, c’est que, lundi, nous nous déconfinions. L’idée me plaît beaucoup. Il s’agira de poser un acte, de rentrer pleinement dans un autre statut comme nous avons choisi d’accepter la règle précédente. C’est là la première des libertés, l’autonomie, à savoir la capacité qu’a chaque personne de se donner à soi-même sa propre règle, les limites dans lesquelles elle accepte de vivre. Notre autonomie peut nous faire accepter les règles du confinement et accepter d’en changer. Dans ce sens, nous n’obéissons pas aux règles du confinement, nous y consentons. Et je crois que c’est quand même un peu ce que l’on a fait puisque parfois on ne les a pas acceptées tout à fait… J’ai donc en tête que lundi matin nous allons nous déconfiner nous-mêmes, comme des adultes que nous sommes pour continuer notre vie normale différemment. Vous jugerez peut-être que tout cela est une affaire de mots. Pourtant se déconfiner, se confiner et non pas être confinés c’est garder un droit sur sa vie et sur ses actions tout en pouvant rendre des comptes au besoin. Etre responsable de sa vie, ce n’est pas la laisser entre les mains de l’État ou d’une autre puissance, mais c’est pouvoir en rendre compte. Cela suppose d’avoir le choix, de l’investir et de discuter en conscience des limites. Cher Noé, cher Jonas, je pense qu’en accord avec ce qui m’est demandé, lundi je me déconfine.
    Je vous embrasse,
    Marie-Laure

    Cher Noé, cher Jonas (46)

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    Cher Noé, cher Jonas,

    J’espère que vous allez bien. Ici les préparatifs continuent…Avec la fatigue et le stress de la sortie, les caractères se révèlent tous les jours un peu plus. Les préparatifs ressemblent à un énorme jeu de carte où il s’agirait de se passer le mistigri de la responsabilité. Les tensions montent. Les crispations, les frustrations et les déceptions également. Personne ne souhaite être tenu pour responsable des glissements et des noyades toujours possibles. L’anticipation nous laisse tout le temps d’envisager le pire non plus directement concernant le virus mais au sujet des dispositifs et de l’organisation pour y faire face. L’ambiance n’est pas à la rigolade. Qui aurait cru cela alors que dans quelques jours nous sortirons enfin de l’Arche ?
    Tout cela me fait penser à cette phrase de Paul Valéry. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Cette phrase est intrigante. Elle ne dit pas que le vent est une bonne chose, que tout va bien, que les affaires reprennent ou que la chance a tourné. Elle ne dit pas non plus que la vie sera aisée et évidente. Non, ce n’est pas cela. Elle ne dit pas non plus qu’il s’agit d’un drame, d’un problème auquel il faudrait opposer notre volonté de vivre. Pour moi, la phrase annonce que quelque chose de nouveau est en train de traverser nos vies. Nous avons vécu une immobilité et un non-agir qui nous a demandé une adaptation compliquée et chaotique mais intérieure. Si vent il y avait il était essentiellement personnel, souterrain, intime. Aujourd’hui, le vent se lève entre nous, autour de nous, à travers nous. Une énergie est en train de nous traverser qui s’appelle du stress, de l’envie, du désir de bien faire et de comprendre, d’une volonté d’y aller, de reprendre les affaires ou des efforts pour ne pas sortir. Nous nous sommes déshabitués à ce souffle. Il faut tenter de vivre donc, d’en faire quelque chose, de s’accrocher, de faire progresser les dossiers en tenant le cap que nous nous sommes fixés, de se servir de cette force pour avancer. Il faut tenter…Paul Valéry n’est pas dupe. Il est toujours possible de se cacher en sortant de l’Arche ou en y restant. Il n’est pas simple de naviguer avec un vent qui s’intensifie. Il faut tenter de vivre en restant présent à ce qui nous arrive et en inventant jour après jour d’autres façons de faire avancer notre existence. Il faut tenter de mener à bien la personne que nous sommes et avec les autres, de reconstruire le monde. Même sous grand vent. Le vent se lève, il secoue l’Arche, fait des vagues plus grosses, il faut tenter de vivre.
    Je vous embrasse,
    Marie-Laure

    Cher Noé, cher Jonas (45)

    Mis en avant

    Cher Noé, cher Jonas,

    J’espère vous trouver en forme. Dernier lundi à l’ombre, si tout va bien. Les préparatifs s’accélèrent. L’avenir devient un peu plus concret chaque jour. Ce que nous allons trouver sur le sol à notre sortie de l’Arche est une grande question. Après les coups de mer, souvent, la plage est pleine de tout ce qui flottait quelque part et qui a été ramené à terre à cette occasion. Dans quelques jours maintenant, quand l’eau aura baissé et que nous sortirons en pataugeant, nous allons nous aussi découvrir des tas de choses cachées à notre vue pendant que nous étions dans l’Arche. Cela sera la surprise. Elle risque de ne pas être bonne. Ce qui se retrouve échoué sur la plage c’est tout ce à quoi personne n’a pas tenu assez fort pour le garder contre soi, tout ce dont on a voulu se débarrasser, tout ce qui avait trop peu de valeur pour que l’on en prenne soin. Nous aussi, nous sortirons de l’Arche en découvrant des personnes fatiguées, secouées, traumatisées peut-être par ces jours passés en huis clos. Nous découvrirons des choses qui ne nous plaisent pas, des comportements violents, inhospitaliers, irrespectueux. Il s’agira de faire toute la place à ces réalités pour les entendre alors même que nous aurons à gérer nos propres émotions, questions, adaptations, alors même que nous serons plus enclins à reconstruire qu’à régler des problèmes de l’Arche. Il y aura sûrement dans les jours à venir une mise à nu de tout ce qui a été enfermé jusqu’à maintenant.
    Et c’est là que ton impudeur, Noé, me revient en mémoire. Si les violences et les abus devront être dits et confiés, pour tout le reste, que faudra-t-il montrer de ce que nous avons caché ? Que faudra-t-il dire de nous à la sortie de l’Arche ? Il me semble que l’on ne passe pas de la fermeture à l’ouverture, du caché au visible, du dedans au dehors sans un sas. Je pense que cette frontière se posera mais je ne sais pas bien comment, ni sous quelles formes. Ce que je sais c’est qu’il va nous falloir de l’espace intérieur pour accueillir tout ce qui va nous surprendre et nous déranger alors que nous avons fait notre possible pour aller bien et pour aider les autres à l’être. Le déconfinement sera aussi dans la tête et l’adaptation sera peut-être rapide. Nous allons revenir en pleine lumière et nous devrons gérer autant notre envie de briller que notre part d’ombre.
    Je vous embrasse,
    Marie-Laure