Cher Noé, cher Jonas (51)

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Cher Noé, cher Jonas,

Nous y sommes. J-1. Cher Noé, cher Jonas, cette lettre sera donc ma dernière. Vous écrire a été un vrai soutien en même temps que le défi quotidien de la fin de journée. Mettre des mots sur son état intérieur n’est pas quelque chose de simple. Le renouveler chaque jour sans rien tenir que son vécu personnel a été un exercice d’équilibriste. Le geste est souvent d’autant plus difficile qu’il est nécessaire. Les lettres écrites en fin de soirée ramassaient ce qui restaient sur le tamis d’une journée chargée souvent en émotions fortes. Aucune journée n’a ressemblé à une autre comme je pense, aucun confinement n’a été similaire à un autre. Certains devaient sortir sur le pont régulièrement pour assurer la survie du groupe, d’autres étaient dans une Arche trop exiguë pour contenir tout le monde. Chacun, pourtant, a vécu de l’intérieur et pour lui-même cette tranche de vie collective. Nos destins se seront croisés là, en étant ensemble, les contemporains d’un moment historique. Demain, cette histoire continue et nous sortons pour continuer à l’écrire, pour qu’elle ressemble au plus près aux espoirs que nous portons.
Dans tout ce chaos et cette nouveauté qui nous tombaient dessus, votre expérience à tous les deux a été précieuse. Sans vous froisser, je dois vous avouer que je n’ai jamais cru ni à vos existences, ni à vos expériences. Pourtant, les deux sont pour moi tout à fait réelles. Elles sont vraies sans être historiques et la preuve est qu’elles nous ont aidé à penser notre quotidien pendant plusieurs semaines. Je n’ai donc aucune peine à vous remercier tous les deux chaleureusement, comme je remercie, sans les connaître, les auteurs audacieux de ces textes bibliques qui demeurent modernes, d’âge en âge. Penser la nouveauté de l’événement demande des bagages et des références qui viennent du passé. A nous de savoir les lire pour qu’ils éclairent ce qui fait notre présent.
Demain, nous sortirons de l’Arche, un peu engourdis et suspicieux. Il faudra un jour que cette peur s’arrête tant elle risque de nous gâcher le plaisir de nous revoir et de reprendre pieds dans nos vies. Demain nous appartient. Malgré les requins, les masques et les gestes barrières ou protecteurs, il s’agira de vivre. Le vent souffle suffisamment fort pour faire quelque chose d’intéressant de ce qui nous attend. Pour Noé, il s’agissait de stopper la violence et pour toi, Jonas, d’empêcher l’humanité d’aller droit dans le mur. Avec quelle grande idée sortirons nous de l’Arche ? De quoi ou de qui déciderons-nous de prendre soin? Il appartient à chacun d’entendre et de répondre à l’appel.
Merci à chacun d’avoir été présent, n’oubliez pas d’être un arbre,
bonne route,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (50)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que vous allez bien. Nous sommes à J-2 ! J- 2 ! Tout va très vite depuis ces derniers jours. D’une certaine manière, nous sommes déjà déconfinés en train de faire des plans sur la comète, d’organiser des rencontres, de rouvrir notre agenda, de nettoyer les sacs, de mettre bon ordre à nos papiers. Quelque chose a changé qui rend l’atmosphère beaucoup plus légère. Pourtant, rien n’a changé depuis une semaine. Tout est dans notre tête. Nous étions dans une certaine profondeur, concentrés pour ne pas se laisser aller, pour tenir la distance. Depuis des semaines, nous avons été soucieux de faire un travail sur nous-mêmes, pour éviter de craquer, grossir, pleurer, crier, boire, fumer ou être totalement décalés,… tel un ascète évitant de se faire ni trop d’illusion ni trop d’espoir. Il y avait de la discipline et de la maîtrise dans nos vies. Une forme de sobriété un peu obligatoire. Tout cela nous a permis de descendre au fond des choses et de tenir. L’interrogation sur les émotions, le sens de la vie et de l’action étaient des passages presque obligés pour arriver à faire sens de tout cela. Être lesté de la sorte a permis de réfléchir à l’existence à un niveau que l’on ne réussit pas à atteindre dans la vie de tous les jours. Nous avons été comme ces plongeurs qui mettent du poids à leur ceinture pour pouvoir rester sous l’eau travailler. D’une certaine manière, Jonas, c’est à cela qu’a servi ce gros poisson. A descendre, à ne pas rester à la surface des choses. A aller tout en bas pour comprendre des choses qu’on ne comprend pas tout en haut ! Et voilà ! Il a suffi de deux ou trois jours pour que nous remontions tous à la surface. De façon imperceptible, nous avons quitté le niveau de présence dans lequel nous étions et avons repris contact avec la vie à un niveau beaucoup plus léger, superficiel, rapide, vaporeux, moins dense. Comme tout cela est allé vite ! Hier nous discutions encore posément de la vie et de l’être et tout d’un coup, le zapping et l’apparence sont là à, de nouveau, régir nos vies. Les discussions d’hier nous agacent, nous font perdre notre temps…La rapidité avec laquelle la remontée vient de s’opérer est incroyable. Si tout cela n’avait pas été collectif, peut-être faudrait-il se pincer pour croire, déjà, à ce que nous venons de vivre.
Il restera que nous avons fait l’expérience d’un autre niveau de conscience et d’action. Il restera un chemin vers les grands fonds, difficile, exigeant, mais vivifiant. Il restera, pour beaucoup, la découverte d’un espace intérieur.
Je vous embrasse.
Marie-Laure

pour le moment, auteur inconnu…je cherche…

Cher Noé, cher Jonas (49)

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Cher Noé, cher Jonas,

Bonjour à vous deux. J – 3. Nous y sommes presque. Etrange sentiment de fin de colonie. C’est le moment des bilans. J’ai entendu dire que certains avaient peur d’être passés à côté de leur confinement et de n’avoir pas réussi à opérer une révolution intérieure comme lire tout Proust, faire de l’anglais chaque jour, arrêter de fumer ou se mettre au yoga. L’être humain adore se poser des problèmes pour se culpabiliser. Je crois que le concept de « passer à côté de son confinement » n’a pas de sens. Si on a accepté d’être confiné et qu’on l’a été alors on a tout simplement réussi ce qu’il y avait à faire. On peut donc sortir heureux de commencer la phase suivante de son existence en se disant qu’on a survécu à la précédente. Se mesurer en permanence à un moi imaginaire meilleur et idéal ne sert qu’à nous enfoncer et à nous rendre triste.
A ce sujet, j’ai déjà fait dans une lettre précédente la liste de ce que j’aimerais (non de ce j’aurais aimé faire dans ce confinement) si je n’avais pas fait d’autres choses plus intéressantes! Le garage n’est toujours pas rangé (demain peut-être?) mais j’ai mis aujourd’hui un point d’honneur à m’attaquer au rangement de ma bibliothèque. A force de prendre des livres et de les reposer n’importe où je ne retrouve plus rien. Quand nous étions petits, il y avait ce jeu où on demandait à l’autre ce qu’il prendrait comme livre s’il partait sur une île déserte. D’une certaine manière, ce jeu est devenu réalité avec le confinement. Qu’avons-nous pu lire pendant cette période ? Avons-nous lu vraiment ? Lire dans une Arche et peut-être sur une île ne sont pas des endroits idéaux. Durant cette période, j’ai plusieurs fois pensé aux lectures que l’on fait (ou plutôt que l’on ne fait pas) dans les salles d’attente avant un RDV important. Pour ma part, je n’ai jamais pu lire dans une telle occasion. Je fais semblant, le stress est trop fort. Je me rassure en prenant un livre et je rentre sans l’avoir lu. L’Arche a été un lieu curieux où tout ne pouvait pas être lu. On lit peut-être comme on vit… En tout cas, on lit avec ce que l’on est au présent et tous les livres n’ont pas la force de vous donner un peu de répit dans des moments compliqués. Voilà ! Le rangement de la bibliothèque n’est pas fini, il pose des problèmes insolubles, des auteurs dont je sens bien qu’ils adoreraient être avec d’autres mais sans être dans le même domaine, d’autres qui ne se supporteraient pas mais qui jouent dans la même discipline. Non, un classement alphabétique est hors de question ! Il me reste deux jours pour résoudre ces difficultés.
Shabbat shalom, à demain,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (48)

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Cher Noé, cher Jonas,

Nous avons lâché une colombe qui n’est toujours pas rentrée. Si lundi, elle n’est pas revenue, nous déconfinerons. Prudemment. Je commence à envisager la sortie. L’occasion, déjà, de regarder un peu de haut toute cette affaire. Les Grecs anciens avaient un concept intéressant. Ils parlaient d’Arkhê kakon. Arkhê, c’est le début, l’origine, le point de départ. C’est le mot qui a donné archétype ou archaïsme. Kakon, c’est le mal, les maux, en français cela a donné la cacophonie, le désordre…Arkhê kakon, c’est le début des maux ou l’origine du désordre. Alors que nous allons tous ressortir pour continuer notre vie dehors mais masqués et les mains propres, je me pose aujourd’hui la question de l’origine de tout cela et l’exercice n’est pas simple. Quel est au fond l’origine du chaos sur lequel nous avons navigué pendant plusieurs semaines. Est-ce la faute d’une chauve-souris ou d’un pangolin ? Est-ce les personnes qui les ont mangés en pensant se soigner ? Est-ce une fuite dans un laboratoire ? Ces trois questions visent l’origine factuelle, physique à l’apparition du virus et qui a pu donner lieu à tout un tas d’hypothèses. Mais l’arkhê kakon est une investigation plus large et plus fine. L’origine de nos maux ne serait-ce pas plutôt le mensonge de l’État chinois, sa volonté de ne pas perdre d’argent avec une économie réduite, son retard dans l’information, son copinage avec l’OMS ? Dans ce cas, le commencement des problèmes est d’ordre économique et du côté de la politique internationale. Et si l’origine du chaos avait été notre incapacité à faire face techniquement, l’absence de masques, de respirateurs, de gel, de gants, de thermomètres, d’infirmières…Si, c’est cela, le problème est celui de notre politique nationale, nos choix sociétaux, nos votes. Mais le point de départ est notre culture, notre propension à nous faire des bises, à nous toucher, à aller au café et au cinéma alors cela devient un problème culturel. Peut-être que la source du chaos est notre manque d’hygiène, notre peu d’entrain à nous laver les mains et notre incapacité à nettoyer. Oui, c’est une source possible…Ou alors, il n’y a pas de maux, pas de chaos, pas de problème. Le seul générateur de désordre est notre esprit, notre difficulté à nous adapter aux cas de figures différents que la vie nous propose, notre incapacité à accepter ce qui nous déplaît. Arkhê kakon. Ce qui nous arrive est une chose, dépendante d’une origine qui nous échappe. Et pourtant à chaque étape, à chaque moment, à chaque acteur tout se rejoue, tout peut aller dans un sens ou dans un autre, tout peut changer la donne. C’était vrai avant l’Arche, c’était vrai dedans, cela sera encore vrai dehors.
Je vous embrasse
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (47)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que vous allez bien ! Le vent souffle et il est plutôt chaud. Nous n’avons pas été confis de peur, ce n’est pas le moment de déconfire. Déconfinement. Le mot revient à chaque phrase. Pour le mot, la chose est simple. Les problèmes arrivent avec l’action. Faut-il parler du fait « d’être déconfinés » ou de « se déconfiner » ? Si on nous déconfine, l’action est passive. Il y avait une loi, des limites et des horaires. L’État décide que tout cela n’a plus cours et nous voilà libérés (ou presque). Nous subirons donc les décisions d’en haut, sans y participer pleinement, sans les vouloir ou du moins sans les choisir. Dans ce cas, nous sommes en état de minorité, avec une autorité qui donne ses ordres alors même que le surplomb qu’elle a de la situation ne saute pas aux yeux. L’autre possibilité, c’est que, lundi, nous nous déconfinions. L’idée me plaît beaucoup. Il s’agira de poser un acte, de rentrer pleinement dans un autre statut comme nous avons choisi d’accepter la règle précédente. C’est là la première des libertés, l’autonomie, à savoir la capacité qu’a chaque personne de se donner à soi-même sa propre règle, les limites dans lesquelles elle accepte de vivre. Notre autonomie peut nous faire accepter les règles du confinement et accepter d’en changer. Dans ce sens, nous n’obéissons pas aux règles du confinement, nous y consentons. Et je crois que c’est quand même un peu ce que l’on a fait puisque parfois on ne les a pas acceptées tout à fait… J’ai donc en tête que lundi matin nous allons nous déconfiner nous-mêmes, comme des adultes que nous sommes pour continuer notre vie normale différemment. Vous jugerez peut-être que tout cela est une affaire de mots. Pourtant se déconfiner, se confiner et non pas être confinés c’est garder un droit sur sa vie et sur ses actions tout en pouvant rendre des comptes au besoin. Etre responsable de sa vie, ce n’est pas la laisser entre les mains de l’État ou d’une autre puissance, mais c’est pouvoir en rendre compte. Cela suppose d’avoir le choix, de l’investir et de discuter en conscience des limites. Cher Noé, cher Jonas, je pense qu’en accord avec ce qui m’est demandé, lundi je me déconfine.
Je vous embrasse,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (46)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que vous allez bien. Ici les préparatifs continuent…Avec la fatigue et le stress de la sortie, les caractères se révèlent tous les jours un peu plus. Les préparatifs ressemblent à un énorme jeu de carte où il s’agirait de se passer le mistigri de la responsabilité. Les tensions montent. Les crispations, les frustrations et les déceptions également. Personne ne souhaite être tenu pour responsable des glissements et des noyades toujours possibles. L’anticipation nous laisse tout le temps d’envisager le pire non plus directement concernant le virus mais au sujet des dispositifs et de l’organisation pour y faire face. L’ambiance n’est pas à la rigolade. Qui aurait cru cela alors que dans quelques jours nous sortirons enfin de l’Arche ?
Tout cela me fait penser à cette phrase de Paul Valéry. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Cette phrase est intrigante. Elle ne dit pas que le vent est une bonne chose, que tout va bien, que les affaires reprennent ou que la chance a tourné. Elle ne dit pas non plus que la vie sera aisée et évidente. Non, ce n’est pas cela. Elle ne dit pas non plus qu’il s’agit d’un drame, d’un problème auquel il faudrait opposer notre volonté de vivre. Pour moi, la phrase annonce que quelque chose de nouveau est en train de traverser nos vies. Nous avons vécu une immobilité et un non-agir qui nous a demandé une adaptation compliquée et chaotique mais intérieure. Si vent il y avait il était essentiellement personnel, souterrain, intime. Aujourd’hui, le vent se lève entre nous, autour de nous, à travers nous. Une énergie est en train de nous traverser qui s’appelle du stress, de l’envie, du désir de bien faire et de comprendre, d’une volonté d’y aller, de reprendre les affaires ou des efforts pour ne pas sortir. Nous nous sommes déshabitués à ce souffle. Il faut tenter de vivre donc, d’en faire quelque chose, de s’accrocher, de faire progresser les dossiers en tenant le cap que nous nous sommes fixés, de se servir de cette force pour avancer. Il faut tenter…Paul Valéry n’est pas dupe. Il est toujours possible de se cacher en sortant de l’Arche ou en y restant. Il n’est pas simple de naviguer avec un vent qui s’intensifie. Il faut tenter de vivre en restant présent à ce qui nous arrive et en inventant jour après jour d’autres façons de faire avancer notre existence. Il faut tenter de mener à bien la personne que nous sommes et avec les autres, de reconstruire le monde. Même sous grand vent. Le vent se lève, il secoue l’Arche, fait des vagues plus grosses, il faut tenter de vivre.
Je vous embrasse,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (45)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère vous trouver en forme. Dernier lundi à l’ombre, si tout va bien. Les préparatifs s’accélèrent. L’avenir devient un peu plus concret chaque jour. Ce que nous allons trouver sur le sol à notre sortie de l’Arche est une grande question. Après les coups de mer, souvent, la plage est pleine de tout ce qui flottait quelque part et qui a été ramené à terre à cette occasion. Dans quelques jours maintenant, quand l’eau aura baissé et que nous sortirons en pataugeant, nous allons nous aussi découvrir des tas de choses cachées à notre vue pendant que nous étions dans l’Arche. Cela sera la surprise. Elle risque de ne pas être bonne. Ce qui se retrouve échoué sur la plage c’est tout ce à quoi personne n’a pas tenu assez fort pour le garder contre soi, tout ce dont on a voulu se débarrasser, tout ce qui avait trop peu de valeur pour que l’on en prenne soin. Nous aussi, nous sortirons de l’Arche en découvrant des personnes fatiguées, secouées, traumatisées peut-être par ces jours passés en huis clos. Nous découvrirons des choses qui ne nous plaisent pas, des comportements violents, inhospitaliers, irrespectueux. Il s’agira de faire toute la place à ces réalités pour les entendre alors même que nous aurons à gérer nos propres émotions, questions, adaptations, alors même que nous serons plus enclins à reconstruire qu’à régler des problèmes de l’Arche. Il y aura sûrement dans les jours à venir une mise à nu de tout ce qui a été enfermé jusqu’à maintenant.
Et c’est là que ton impudeur, Noé, me revient en mémoire. Si les violences et les abus devront être dits et confiés, pour tout le reste, que faudra-t-il montrer de ce que nous avons caché ? Que faudra-t-il dire de nous à la sortie de l’Arche ? Il me semble que l’on ne passe pas de la fermeture à l’ouverture, du caché au visible, du dedans au dehors sans un sas. Je pense que cette frontière se posera mais je ne sais pas bien comment, ni sous quelles formes. Ce que je sais c’est qu’il va nous falloir de l’espace intérieur pour accueillir tout ce qui va nous surprendre et nous déranger alors que nous avons fait notre possible pour aller bien et pour aider les autres à l’être. Le déconfinement sera aussi dans la tête et l’adaptation sera peut-être rapide. Nous allons revenir en pleine lumière et nous devrons gérer autant notre envie de briller que notre part d’ombre.
Je vous embrasse,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (44)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que vous allez bien. Aujourd’hui c’est dimanche. Peut-être l’avant-dernier passé en confinement. Pour fêter cela, je suis allée faire un tour de pédalo dans la limite autorisée. Tout était calme et vide. Que restera-t-il de cette vie de village que nous avons vécue pendant plusieurs semaines, ce troc où l’on s’échange des masques faits maison contre des courses faites, où l’on se dit bonjour quand on se croise parce qu’on a peur de donner l’impression que l’on a peur, où les personnes marchent, travaillent, achètent et vendent en pleine conscience parce que le virus est invisible ? Une vie où on ne prend pas forcément la voiture pour se balader, une existence où il est possible de passer du temps avec nos très proches, comme si nous avions la vie devant nous. Que restera-t-il de ce monde où nous sommes devenus un peu plus responsables de nos faits et gestes alors même que la loi nous retirait de la liberté et du pouvoir ? Nous aurons appris sur nous-mêmes et sur la relation, sur l’étendue de nos limites et sur les ressources insoupçonnées que nous avons découvertes en nous et chez les autres. Nous avons appris que nous détestions le mensonge fait pour notre bien, que nous préférions être lucides et conscients pour pouvoir décider par nous-mêmes et que nous savons être solidaires et consciencieux. Nous avons appris combien il était difficile de vivre avec des injonctions contradictoires comme de rester dedans et de voter dehors, de ne pas sortir et de faire du sport, de soigner et de ne pas tomber malade. Quelqu’un devrait penser à valider toutes les compétences que nous avons acquises jour après jour, sans avoir vu aucun tuto.
Que garderons-nous de tout cela quand la vie (un jour !) reprendra comme si les virus, les maladies et le dérèglement climatique n’existaient pas ? Les expériences donnent d’autant plus de fruits que l’on met des mots pour les relire, les comprendre, les faire siens. Il restera donc ce que nous déciderons de garder, de reconnaître et de faire nôtre pour en prendre soin parce que nous en avons compris les enjeux et la portée. Tout le reste partira dans les souvenirs stériles ou l’oubli. Ce que l’on veut garder pour demain, c’est maintenant qu’il nous faut le décider.
Je vous embrasse,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (43)

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Cher Noé, cher Jonas,

Shabbat shalom ! Chers vous deux. Aujourd’hui, il me tardait de vous écrire. Bon, j’espère que vous allez bien. Ce matin, j’ai pris conscience d’une chose importante, du moins, pour moi. Hier dans la journée, un requin bleu (un vrai) a été aperçu nageant tranquillement dans le port. Le soir, pour fêter à sa manière le 1er mai, un voisin croisiériste de l’immeuble d’en face a sorti une banderole et a mis la musique à fond. Nous avons eu droit à plusieurs chants révolutionnaires (ou assimilés…) et à l’internationale. Cela a donné une toute autre atmosphère, comme si nous étions dans un endroit improbable et difficilement datable. Tout cela a duré un bon quart d’heure, juste avant que le couvre-feu ne commence (oui, je suis dans une ville sous couvre-feu depuis le début du confinement). Et là, j’ai réalisé que s’il y a dix ans, quelqu’un avait lu dans mon futur pour me dire qu’un jour je serai bloquée chez-moi à cause d’un couvre-feu, en écoutant l’Internationale diffusée dans tout le quartier et en sachant qu’un requin bleu rodait, j’aurais été prise d’une terreur profonde. J’aurais imaginé le pire, la guerre, l’apocalypse, la terreur, le totalitarisme plus l’effondrement climatique. Pendant dix ans, je me serais fait un sang d’encre, j’aurais lu tous les articles politiques, climatiques, scientifiques à l’international pour comprendre comment nous allions tous finir sous le joug de l’URSS reformée ou sous les griffes d’un scénario à la Jurassic Park. Or, hier, tout allait bien. Il n’y avait pas de menace, pas de situation stressante, pas de danger. J’ai même apprécié la situation. Ce décalage m’a fait réalisé qu’il ne faut pas croire les mots ou plutôt, ne pas les bloquer dans des contenus. Mêmes si tout est vrai dans la prédiction, elles ne disent rien du contexte ou de mes affects. Quand nous envisageons le pire, nous pensons également que nous serons terrassés, que nous ne survivrons pas à la situation. Nous inventons une histoire effrayante et elle réussit à nous faire peur. Dans la vraie vie, rien ne ressemble à ce que nous nous sommes imaginés. Il peut y avoir des requins et des couvre-feux mais ils sont explicables, compréhensibles, réels. Et cela nous donne la place et la force pour y faire face et exister face à eux. L’imagination est toujours pire que le réel.
Bonne soirée, je vous embrasse,
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (42)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop avec tous ces courriers. Aujourd’hui, J 46, c’est la fête du travail, première fête laïque depuis le début de notre confinement. En vous écrivant ces quelques mots, je ne sais d’ailleurs plus trop s’il s’agit de la fête du travail ou celle des travailleurs/euses…Je préférerais que ce soit cette deuxième possibilité même si ce n’est pas vraiment le moment de fêter les travailleurs/euses quand la moitié est épuisée et râle de prendre des risques ou de passer des journées sans fin devant zoom et l’autre moitié est bloquée à ne rien faire pour cause de confinement ou de chômage. Mais comme nous avons fêté la sortie d’Egypte et celle du tombeau en étant confinés, nous pouvons bien faire un petit effort pour fêter le travail en étant épuisés et/ou au repos forcé ! Quand nous sortirons équipés de l’Arche, le travail aura-t-il le même sens ? A quoi cela sert-il de transformer un monde qui régulièrement peut finir sous les eaux ? Oui, ce virus est bien un agitateur de sens, un empêcheur de tourner en rond. Il fait émerger des questions sur nos vies et sur ce que nous en faisons. Le travail fait partie de nos vies qu’il soit payé ou qu’il ne le soit pas, qu’il soit reconnu ou invisible, qu’il soit efficace ou inutile. Nous passons nos journées à transformer le monde, à le construire, à lutter contre le chaos et le désordre. Nous travaillons à cuisiner de bons petits plats, à nous maquiller, à nous peigner, à ranger la maison, à repasser et aussi à couper les cheveux, faire pousser des fleurs, guérir, faire des digues pour retenir la mer et construire des objets à dates de péremption. Tous nos travaux sont éphémères. Ce que nous construisons ou créons durera quelques minutes, quelques jours, semaines, peut-être plusieurs années. Nous transformons un monde éphémère de façon éphémère en étant nous-mêmes éphémères. Aujourd’hui nous ne fêtons pas ce que nous produisons ou créons. Nous fêtons le fait de travailler pour rien et de trouver cela beau, utile, enrichissant alors que nous savons pertinemment que même sans déluge tout cela va disparaître. La fête du travail est donc bien la fête de la personne qui travaille à se créer tout en modifiant le monde qui l’entoure. Aujourd’hui c’est notre fête parce que nous arrivons à vivre heureux dans un monde éphémère. Rien que pour cette raison, il sera possible de sortir de l’Arche avec enthousiasme.
Vive le 1er mai, Bises
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (41)

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Cher Noé, cher Jonas,

chers vous deux. Nous avançons. Dans le flou et l’incertitude mais nous avançons. Dans cette période d’équilibrisme, nous avons besoin de lumière. Pour avancer, pour voir, pour comprendre, pour s’orienter, pour grandir. De la lumière. Sinon nous risquons tous de nous rabougrir sur place. La menace nous guette surtout dans la période de pieds mouillés qui s’annonce. Encore une fois, c’est une phrase de Michel Serres (un jour, je vous expliquerai pourquoi…) qui me vient à l’esprit. Dans un de ses ouvrages, il donnait ce conseil à chacun d’entre nous. « Soyez un arbre ! ». Phrase poétique, absurde, non scientifique mais profondément vraie et inspirante. « Soyez un arbre » n’est pas une posture de yoga ou une figure de Taï Chi. Ce n’est pas non plus une invitation à végéter ou à rester dans l’immobilité. Même si nous voguons depuis déjà 45 jours, c’est un rappel au constat que nous ne sommes pas des poissons. Nous sommes des humains, en contact avec la terre. « L’homme est un arbre des champs ». L’invitation à être un arbre est l’occasion de faire quelque chose aujourd’hui de la pénurie d’énergie qui est la nôtre. « Soyez un arbre ! » Retrouver une verticalité, s’enraciner un peu plus dans le passé et dans l’humus, dans ce qui nous soutient et qui nous porte. Descendre, accepter de s’enfoncer, descendre pour acquérir une stabilité qui ne se voit pas mais qui stabilise l’ensemble. Plus la prétention à monter est haute, plus les racines se doivent d’être profondes. Et puis, il y a un mouvement inverse, en même temps, sans contradiction et sans autorisation. L’arbre monte, vers le haut, vers ce qui lui donne de la lumière, l’éclaire, le réchauffe, lui permet de voir plus clairement. En descendant en recherche de stabilité et en montant en attente de sens et de clarté, il produit de l’oxygène et permet une respiration. Voilà voilà. Soyez un arbre, celui que vous voulez un petit, un grand, un fruitier, un conifère, peu importe. Partez en recherche de lumière, de grandeur, d’espace, un arbre qui servira à fabriquer une Arche ambulante. Mes amis, je crois bien que chacun d’entre vous a tenté d’en être un, tordu, digne, noueux, noble, tendre mais debout.
Bises
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (40)

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Cher Noé, cher Jonas,

Bonne nouvelle, l’eau baisse ! La mauvaise, c’est que nous sortirons en pataugeant ! Ce n’est apparemment pas encore que nous aurons la chance de nous promener les pieds secs ! Tout le monde prévoit donc de se promener en bottes en plein été. Voilà qui s’annonce charmant ! Tous ces préparatifs pour anticiper notre sortie aux pieds mouillés sont lourds. Et au sens strict du terme, je constate que, en même temps que l’eau baisse, l’Arche semble s’enfoncer dans l’eau tous les jours un peu plus. Je ne m’explique pas le phénomène si ce n’est à prendre en compte le poids de la charge mentale. Mon hypothèse est que la somme de toutes les préoccupations que nous sommes en train d’anticiper, de prévoir, de gérer, d’aménager produit un alourdissement de notre barque commune. Le poids de la charge mentale est donc bien une réalité qui même virtuelle devient réelle, physique, concrète. Nous avons mis beaucoup d’énergie à rentrer dans l’Arche, faire les provisions, organiser l’emploi du temps et le fonctionnement des espaces numériques de travail, se connaître, se reconnaître, s’accepter pauvre et énervé, passer son temps dans la cuisine et accepter de ne pas sortir. Tout cela nous a demandé un grand effort cognitif, affectif, spirituel. Nous y sommes plus ou moins bien arrivés. Nous étions fiers de nous. Nous souhaitions retrouver l’insouciance c’est-à-dire la légèreté. Or nous rencontrons l’inverse. Nous avions soif de légèreté et nous nous retrouvons avec de la charge mentale. Dit autrement, l’avenir nous pèse. Je ne vois qu’une solution, il faut passer des choses par dessus bord. Désolée, Jonas, cela doit te rappeler de mauvais souvenirs. Il faut regagner de la hauteur et de la légèreté. Nous ne pouvons pas tout porter au même niveau et avec la même intensité. La question qui se pose à nous est : quoi ? De quoi pourrions-nous nous libérer pour faciliter notre fin de parcours, notre sortie de l’Arche, notre naissance à une vie nouvelle ? Ce n’est pas une petite question mais c’est peut-être la seule pour perdre des kilos ! A vos calculettes !
Je vous embrasse !
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (39)

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Cher Noé, cher Jonas,

J’espère que tout va bien pour vous. On n’est pas sorti de l’auberge…euh de l’arche ! Les prévisions sont aléatoires. Mais quand nous sortirons, nous le ferons dans un monde imparfait, plein de risques, plein de vie. C’est un des grands changements devant nous. Ces dernières semaines, nous nous étions habitués à un monde à taille réduite, limité, régi par des autorisations, des couvre-feux et des périmètres, des raisons valables pour sortir. Les choses étaient claires et l’on pouvait cocher la bonne réponse. Au top, vous avez une heure ! L’Arche n’est pas un monde sûr mais c’est un monde géré par des limites strictes, des lois explicites et millimétrées et une règle du jeu connue. Dans quelques semaines nous reviendrons dans un monde incertain où le virus continue à circuler mais dans lequel la règle du jeu a changé. Nous pensions être dans une Arche mais en anticipant la sortie nous nous rendons compte que nous étions dans un aquarium et qu’il s’agit de revenir de plain pied dans une imperfection que nous avions mise sous cloche. Mais comment rentrer dans un monde imparfait, comment faire pour gérer mille questions, personnelles et professionnelles, sur les pratiques et les postures, le possible et l’impossible, le dangereux et l’inoffensif ? Le comment de la vie nous saute maintenant aux yeux et notre responsabilité est en train de devenir un poids. Ce poids est de plus en plus individuel, là où l’Arche nous protégeait tous des prises de décisions personnelles et de la concurrence. La règle commune y régnait pour favoriser un monde commun. Demain il s’agira de s’habituer à une autre vision du monde, faire des choix individuels, prendre des risques en le sachant ou non, pour soi ou pour d’autres, oser, se poser des questions permanentes. Demain et dehors, le monde ne sera plus lisible avec les clés que nous connaissons. L’imperfection de ce monde nous saute aux yeux et nous renvoie à la nôtre. Nous allons ainsi passer d’un jardin à la française pour rentrer dans un jardin à l’anglaise où tout sera, de nouveau, à comprendre et à cultiver. Pourtant l’imperfection était déjà là avant, notre questionnement et notre liberté aussi. Peut-être nous étions nous habitués ? Cette sortie sera un réveil, l’occasion de se voir et de voir le monde d’un œil nouveau.
Je vous embrasse
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (38)

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Cher Noé, cher Jonas,

Un lundi reste un lundi, confiné ou non. Les reprises sont toujours difficiles. Celle qui nous attend n’échappera pas à la règle. Je continue à réfléchir à la question de l’avenir et à la participation des théologiens à cette élaboration collective. Mon premier point concernait le fait que les institutions n’étaient plus adaptées à des personnes devenues des individus capables de participer à ce qui les concerne. J’aime cette idée. Elle me donne envie de sortir de l’Arche. La principale difficulté vient de toutes les tentatives déjà ratées, les faux-nouveaux départs, les désillusions et les naufrages. Le plus dur c’est de voir quel serait un monde différent. Nous savons que ces institutions ont fait leur temps, qu’elles ne génèrent que de la reproduction. Or quand le monde change aussi vite qu’en ce moment, il s’agit de bifurquer. De désobéir aux idées qui ont eu un grand succès dans le passé car elles correspondaient au monde d’alors. Qu’est-ce que les individus que nous sommes (confinés ou non) attendent d’une institution ? Qu’attend un individu pour être prêt à s’engager, à coopérer, à partager un peu de sa vie ? Chacun peut répondre à cette question. Pour ma part, je crois que désormais nous attendons de la cohérence entre ce qui est annoncé et ce qui est vécu, cohérence dans les différents principes. Nous n’avons pas besoin de gens parfaits ou qui font semblant de l’être. Nous n’avons pas besoin d’un discours idéal qui n’est pas incarné. Nous n’avons pas besoin de certitudes indéboulonnables. Nous sommes trop adultes pour cela. Nous n’avons pas besoin d’une cohérence qui ne soit que de la théorie. Nous avons besoin d’éclairer le chemin sur lequel nous avançons. Nous avons besoin de nous repérer dans ce monde, de tirer des conséquences de nos échecs, de comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne marche pas. De pouvoir admirer, de donner de la valeur aux choses et aux actes. En fait, nous avons soif de comprendre et cela n’est possible qu’avec de la cohérence.
Je vous embrasse
Marie-Laure

Cher Noé, cher Jonas (37)

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Cher Noé, cher Jonas,

Dimanche ! Comment allez-vous ? Ici, le repos fait du bien, même en confinement. Tout se calme un peu, les commentaires, les interviews, les prévisionnistes, les prophètes…Silence. L’occasion d’entendre un peu mieux, de faire autre chose que de réagir. Après le cap des 40 jours, sur ce plateau de maturité chèrement acquis, la question se pose : comment passer en bio, comment capter l’énergie renouvelable capable de nous réinscrire durablement dans des forces plus grandes que nous ? Je regarde. Il y a l’air, le vent, le souffle. Pour le capter, il faut lever le nez, décider de passer outre tout ce qui nous préoccupe et déployer une voile, une éolienne, un cerf-volant, un planeur…Capter l’air demande d’exposer quelque chose, de le risquer, de l’ouvrir. L’air appelle à voir haut, plus haut que soi et loin, bien plus loin que soi. Premier constat : on ne capte rien en étant recroquevillé. Le vent ne s’emprisonne pas, il souffle où il veut, quand il veut Il y a le vent et il y a l’eau, le courant, les vagues. Pour capter l’énergie de l’eau, il faut être solide, enraciné, ancré. Il faut accepter qu’une force passe, comme dans les centrales et que, dans l’immobilité qui est la nôtre, quelque chose se mette en mouvement. L’eau demande de s’enfoncer dans la terre, de descendre, d’accepter une forme d’immobilité. Il s’agit de retrouver ses racines. Quand on descend on trouve de la boue, ce qui n’est pas forcément agréable mais qui est toujours bon signe…Enfin il y a la terre. Nous pouvons envisager de vivre de la permaculture c’est-à-dire de bien connaître notre lieu de vie, de faire les bonnes associations, de ne pas épuiser ce qui nous fait vivre, de préserver ce qui est vivant et de le favoriser. En résumé, passer en mode énergies renouvelables c’est lever la tête, regarder haut et loin, s’enraciner, accepter la boue, se servir des mouvements de la vie, s’associer intelligemment, préférer la singularité et la diversité, ne pas saturer notre sol ni épuiser nos proches, faire avec. Profiter de la maturité…
Je vous embrasse
Marie-Laure