Polysémie et cubisme

Dans les traditions juives et chrétiennes, le texte biblique est toujours porteur d’une infinité de sens car Dieu est à l’origine du texte.
Dans la tradition chrétienne, cette polysémie a souvent été jugée encombrante : si Dieu se laisse dans la simplicité des humbles et la compassion, pourquoi contribuer à faire jaillir la complexité des interprétations multiples? Cela ne se réduit-il pas à un jeu intellectuel? Il me semble que la réponse est à chercher du côté de la déprise. Un peu comme les Koan zen – raisonnements absurdes – sont là pour amener le disciple à craqueler sa vision du monde, la multiplicité des interprétations place tout lecteur dans une non-maîtrise simple : je n’ai pas tout compris. La polysémie est une inquiétude pour l’intelligence trop prompte à saisir et à se satisfaire. Elle bloque toute tentative de verrouillage du texte, de résumé, d’étiquetage, d’endoctrinement. Elle maintient le lecteur honnête, croyant ou non, dans une attention qui ne finit pas. En ce sens, la polysémie est intellectuellement refus du totalitarisme et inquiétude des certitudes.
Interpréter et comprendre les interprétations des autres, c’est construire son intelligence sur de la pluralité: pluralité des visions du monde, des représentations de Dieu, des théologies. Si il est facile de comprendre que la polysémie du texte est une chance pour le vivre ensemble, il faut souligner que c’est également une chance pour l’intériorité et la spiritualité de l’interprète. La rencontre avec la transcendance s’accompagne toujours d’une mise à nu de nos illusions et la polysémie du texte y contribue.

Polysémie et cubisme

Le cubisme est pour moi une illustration pertinente de cette polysémie du texte biblique. Ce mouvement pictural né au début du 20e siècle se définit par la volonté de montrer la réalité à partir de différents points de vue. Les peintres cubistes fractionnent le réel, le découpent, l’analysent puis le recomposent en tenant compte de toutes les facettes perçues. L’objet est alors recrée mais plus épais, plus complet et donc finalement plus vrai.

Le joueur de guitare, 1910

Picasso, Le joueur de guitare, 1910

Braque, L'homme à la guitare, 1914

Ces représentations de deux des maîtres du cubisme, Braque et Picasso en sont une illustration. A l’intérieur de chacune d’elles, on devine une guitare multiple et fragmentée et un guitariste qui apparaît dans ses mouvements, son rythme et sa complexité. Aucun morceau n’est complet et pourtant des choses fortes sont comprises de ce moment où le guitariste était là. L’interprétation biblique ne fait pas autre chose. En se saisissant du texte, pour le décortiquer et le faire parler, elle lui donne l’épaisseur de la vie et du mouvement. L’interprétation fait gagner en justesse et en finesse, ce qu’elle fait perdre en lisibilité. En rester au sens littéral garantit un accès simple mais qui reste incomplet et extérieur au lecteur. Braque comme Picasso ont mis du leur dans leur interprétation du joueur de guitare. Leurs tableaux témoignent de leur engagement au service de leur perception de la réalité.

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